Il y a 50 ans naissait le brevet européen. Souvenirs, souvenirs…


A. Casalonga (FR)A. Casalonga (FR), Mandataire en brevets européens, Docteur en droit


Début avril 1978, 21 heures, sur le quai de la gare de l’est à Paris. Le train de nuit pour Munich va partir. Un jeune conseil en brevets , récemment inscrit comme mandataire auprès de l’OEB, s’apprête à entrer dans le wagon. Une jeune journaliste accorte, équipée d’un enregistreur sur bande lui demande : » vous allez à Munich ? Qu’est-ce que cette ville évoque pour vous ? L’abandon de Chamberlain et Daladier ? » Je lui réponds, car le jeune conseil en brevets, c’était moi, «Pas du tout ! Je vais à  Munich car c’est le nouveau symbole européen de la protection de l’innovation : savez-vous qu’un Office européen des brevets vient de s’y ouvrir ? »

Ce n’était pas mon premier voyage à Munich. Dès que la localisation du futur Office avait été connue, nous avions décidé d’ouvrir une antenne de Casalonga à Munich. Nous avions acheté un petit local en face du futur bâtiment de l’OEB, sur la Lilienstrasse. Une secrétaire avait été engagée et formée à Paris, de sorte que les premières demandes de brevet européen pouvaient être préparées à Paris et déposées physiquement à l’Office sans passer par les services postaux. Un tampon d’accusé réception était immédiatement apposé sur un double de la requête ce qui était particulièrement sécurisant. Les premiers dépôts acceptés quelques mois avant l’ouverture effective de l’Office prenaient tous comme date dépôt le 1er juin 1978, date de l’ouverture.

Il y avait donc en 1978 une grande effervescence dans le milieu des professionnels du brevet. C’était, cinq ans après la signature de la CBE en 1973, à l’origine de ce tournant.

Cette nouvelle convention, révolutionnaire pour l’époque, a fixé pour longtemps le droit européen des brevets et notamment les critères de brevetabilité, dont « l’ activité inventive ». Les rédacteurs de la convention, en fins diplomates, avaient choisi ce terme au lieu de celui de « Erfindungshöhe» qui aurait été trop imprégné de la pratique germanique ou de « flash of genius » de la pratique américaine.

En France la polémique sur le sujet s’est éteinte d’elle-même, les anciens adversaires résolus, tels Paul Mathély ou Jean Lavoix se ralliant finalement à « l’activité inventive » (voir l’article virulent dans les Annales de la propriété industrielle, contre l’introduction en droit français d’un tel critère considéré comme « subjectif »).


Il y a 50 ans naissait le brevet européen. Souvenirs, souvenirs…


Mais revenons en 1978.

La publication des premières demandes de brevet européen allait donner lieu à une sorte de concours : qui serait le déposant de la demande publiée sous le N°1 ?

Dans sa grande sagesse l’OEB avait décidé d’affecter le N° 1 (pour une pompe à chaleur), à un organisme européen, l’EURATOM dont le siège était au Luxembourg.

Le N°2, (pour un dérivé de tétrahydrofurane), fût attribué à Bayer AG, la fameuse société chimique allemande, la seule société industrielle importante ou presque qui croyait à l’avenir du brevet européen (Bayer allait continuer à déposer un grand nombre de demandes de brevet européen au point que certains plaisantins pouvaient dire en 1979 que le brevet européen était « un brevet Bayer »)

Le N°3, (pour un système de serrure), à la société britannique Combi-lock Enterprises Limited et, enfin le N°4, divine surprise pour moi, (pour un dispositif de filtration centrifuge pour machine à café automatique), à un inventeur de génie indépendant, Serge Cailliot, que je connaissais personnellement, ayant déjà rédigé plusieurs brevets pour lui. L’explication du mystère résultait du fait que la demande publiée sous le N°4 était une co-propriété avec l’ANVAR, l’Agence Nationale de Valorisation de la Recherche, organisme officiel français.

Ainsi à part le N°1 au nom d’un organisme neutre européen, les Nos 2, 3 et 4 seront attribués, dans un évident souci d’équilibre politique, à des déposants importants ou officiels situés dans les trois principaux Etats membres, à savoir, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France.

Mais ce bel ordonnancement n’était bien sûr pas encore connu lorsque je débarquais à Munich en avril 1978. A ce moment, les demandes de brevet européen qui prendraient le 1er juin 1978 comme date de dépôt étaient déjà déposées : leur dossier, avec le formulaire-papier de demande de délivrance dûment rempli, dormait dans les services de dépôt de l’Office européen en attendant le 1er juin.

Ce n’est qu’à cette date que la procédure de délivrance commencerait véritablement. Pour certaines demandes situées dans des domaines techniques choisis, la recherche d’antériorités allait alors débuter dans la section de la recherche située à La Haye et constituée des chercheurs de l’ancien IIB (l’Institut International des Brevets créé par la France, les Pays-Bas et la Belgique pour les besoins de leurs offices de brevets nationaux respectifs). La décision politique essentielle de fusionner l’IIB existant avec le futur OEB avait en effet été prise, ce qui permettait de garantir la qualité du futur brevet européen.

C’est donc avec une certaine fébrilité que je me présentais le samedi 8 avril 1978 à 8h précises dans la grande salle de l’hôtel Penta où allait avoir lieu la réunion inaugurale d’un nouveau groupement professionnel unique de spécialistes européens des brevets, appelés « mandataires agréés près l’Office européen des brevets ».

C’est en effet une particularité remarquable de la Convention sur le brevet européen, que d’avoir songé aux personnes qui pourraient représenter les déposants pour les procédures devant l’Office. Non seulement un titre officiel était donné à ces « mandataires » mais encore, le conseil d’administration de l’Organisation européenne des brevets, sous la présidence de Georges Vianès, créait en octobre 1977 un « Institut des mandataires agréés ». C’est cet institut (en anglais « Institute of Professional Representatives ») qui allait ensuite être appelé plus simplement : « European patent Institute » ou « epi ».

Le règlement de création de l’institut prévoyait l’élection par les membres de l’institut d’un Conseil devant se réunir au moins une fois par an. Le nombre de représentants au Conseil à élire dans chaque circonscription était également prévu ainsi que les modalités des élections dans chaque circonscription avec des collèges séparés entre profession libérale et représentants de l’industrie ou, éventuellement des collèges uniques.

A la réunion inaugurale du 8 avril 1978, se trouvaient donc pour la première fois réunis, tous ceux qui s’étaient déplacés, les mandataires élus en tant que titulaires ayant seuls le droit de vote, et ceux élus en tant que suppléants.

A ce moment, seuls sept Etats européens avaient dûment ratifié la Convention sur le brevet européen de sorte que le nombre total de représentants titulaires élus au conseil n’était que de 44, auxquels s’ajoutaient 44 représentants suppléants. Les sept Etats étaient : l’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse.

Le président de l’Office européen des brevets, J.B. van Benthem ouvrit la séance par un discours en trois langues et les 44 représentants titulaires se mirent à discuter de la nomination des membres du bureau de l’institut et tout d’abord de l’élection de son président.

Le jeune mandataire que j’étais, l’un parmi les 44 suppléants non admis au vote, a pu alors assister à des discussions enflammées, dignes d’une guerre picrocholine décrite par Rabelais. A cette époque lointaine, les luttes entre les représentants de la profession libérale et ceux de l’industrie étaient encore vives en France et en Allemagne. Parmi les représentants français de la profession libérale, Jacques Corre, associé au cabinet Regimbeau, se voyait déjà président et tentait, à grands renforts d’arguments, aidé par Georges Bressand du cabinet Lavoix et Michel Nony, de convaincre chacun des représentants des autres pays de voter pour lui. Madame Sadones-Laurent, représentante française de l’industrie, menait de même de son côté une virulente campagne contre Jacques Corre. Les esprits s’échauffaient et on en serait presque venus aux mains si, après plusieurs heures d’échanges assez vifs et plusieurs interruptions de séance, une candidature consensuelle imprévue n’avait finalement été présentée en la personne de L.B. Chavannes, représentant des Pays -Bas et exerçant dans un cadre libéral. A la surprise générale, Mr Chavannes a alors été élu à la majorité au poste de Président et le calme est progressivement revenu.

Madame Sadones-Laurent était ensuite élue au poste de Vice-Président comme K.J. Veryard, représentant britannique.

Le lendemain, le Conseil a entamé ses travaux et créé différentes commissions, notamment une commission sur la pratique de l’Office européen des brevets (droit européen des brevets) qui deviendrait par la suite connue sous l’appellation « European Patent Practice Committee » (EPPC). Supposant que les travaux de cette commission seraient intéressants j’avais aussitôt présenté ma candidature en tant que représentant français ce qui avait été accepté par le président désigné, Félix Jenny, du service brevet de Ciba-Geigy (Suisse). Je garde des réunions de cette commission un excellent souvenir. Les discussions étaient fructueuses et les sujets variés en ce début de mise en route de l’OEB. Les connaissances précises de la CBE que possédaient le Dr Jenny et J. Beton du service brevets de ICI (UK) nous permettaient de préparer des propositions solides qui étaient ensuite soumises à l’OEB après acceptation par le Conseil de l’epi.

Les réunions du conseil de l’epi étaient une remarquable formation à l’esprit européen. Les trois langues officielles de l’OEB y étaient librement pratiquées, chacun s’exprimant dans sa langue. Après quelques séances, on devenait facilement trilingue. Chaque groupe national apportait son expérience et son esprit. Les Allemands la rigueur juridique, les Néerlandais le pragmatisme, les Suisses la pratique précise du vote des motions, les Français l’esprit de synthèse, les Britanniques la vision internationale.

Je me souviens notamment de l’introduction fulgurante par les Britanniques au cours d’une réunion du conseil, du titre simplifié de « European patent attorney ». Ce titre aujourd’hui mondialement reconnu a permis de se dégager, au moins en anglais, du titre officiel imprononçable prévu dans le texte de la Convention. C’était une remarquable opération de « marketing » car personne, en Europe, ne pouvait réellement prétendre à ce titre de « attorney » utilisé aux USA. Après quelques remous au sein du conseil, l’idée britannique a été adoptée et ce titre a été reconnu, même par l’OEB.

L’influence des prises de position de l’epi sur l’évolution du droit européen a également été, dès le début, déterminante, grâce à l’esprit d’ouverture et au pragmatisme du président van Benthem. Dans son discours inaugural, celui-ci avait déjà insisté sur l’importance qu’il attachait à l’opinion des utilisateurs. Il avait lui-même institué un organe consultatif, le SACEPO, qui devait faire entendre la voix des utilisateurs auprès de l’administration de l’Office. A chaque réunion du SACEPO, les utilisateurs étaient représentés par deux membres de l’industrie européenne (Business Europe) et deux membres de l’epi, généralement le président et le secrétaire de la commission EPPC.

C’est au titre de secrétaire puis de président (après le Dr Jenny) de la Commission EPPC que j’ai eu le privilège de suivre au SACEPO les développements juridiques de la pratique de l’OEB. La direction juridique de l’Office était dès l’origine de grande qualité et j’ai gardé le souvenir des discussions constructives avec le Dr Bernecker, le Dr Schatz, le Dr Gall, le Dr Teschemacher et d’autres que ma mémoire peine à nommer.

Par la suite, j’ai le souvenir de grands moments du SACEPO. Notamment les discussions sur la protection du médicament dans sa deuxième application. Sous l’impulsion du Dr Singer, la grande chambre de recours, dans sa toute première décision (ce serait la seule et la dernière sous la présidence du Dr Singer avant qu’il ne prenne sa retraite) avait admis ce que l’on a appelé « la revendication de type suisse » apte à protéger indirectement une deuxième application nouvelle d’un médicament.

Le droit européen des brevets a mis en œuvre cette revendication assez complexe de nombreuses années durant, la CBE ne prévoyant la protection du médicament en tant que produit ou composition que dans le cas d’une première application thérapeutique avec cependant une portée large puisqu’elle s’étend à toute application thérapeutique, même non décrite par le brevet et inventée par la suite. C’est une particularité européenne que les autres pays du monde ne connaissent pas. L’industrie européenne s’en accommodait, certains regrettant cependant l’insuffisance de cette revendication de type suisse et l’impossibilité d’obtenir une revendication de produit dans le cas d’une deuxième application thérapeutique.

La révision de la CBE (CBE 2000), en vigueur fin 2007, qui a été le résultat d’intenses travaux au sein de l’OEB, notamment par le trio de juristes Gert Kolle, Ulrich Schatz et Gérard Weiss, allait fournir une opportunité de modification du droit en ce qui concerne la protection des médicaments.

Les discussions au SACEPO étaient vives sur le sujet, certains redoutant que l’introduction d’une possibilité de revendication de produit pour une deuxième application thérapeutique se fasse au détriment de la protection large du produit pour la première application. D’autres étaient en faveur de la possibilité de breveter directement une méthode de traitement thérapeutique en revendiquant une application thérapeutique, ce qui aurait nécessité une modification importante de la CBE.

C’est au cours d’une réunion animée du SACEPO que la commission EPPC, alliée aux représentants de l’industrie un peu hésitants, a suggéré de conserver la revendication de produit pour la première application thérapeutique sans changement et de rajouter une revendication de produit très similaire dans sa rédaction, pour une deuxième application nommément indiquée. En tant qu’observateurs au SACEPO, nous n’avions pas la possibilité de présenter officiellement une motion dans ce sens. C’est la délégation suisse qui, après quelques hésitations en raison des risques de dérapage que cela présentait, a finalement présenté cette proposition.

Grand fut notre de soulagement de constater que la proposition était acceptée par la majorité et que cette modification n’entrainerait pas de réduction de la protection du médicament dans sa première application ; le droit européen conservait ainsi toute sa puissance et se rapprochait du droit des autres pays pour la protection du médicament dans ses applications thérapeutiques autres que la première.

L’interprétation de la CBE, initiée par la grande chambre de recours dans le domaine de la santé a également porté sur les inventions mises en œuvre par ordinateur, un domaine essentiel aujourd’hui, que le grand public ne comprend pas toujours clairement en assimilant ces inventions au logiciel protégé par le droit d’auteur. C’est une chambre de recours qui, par sa décision du 15 juillet 1986 dans l’affaire Vicom (T208/84) a fixé la règle fondamentale de la protection des inventions mises en œuvre par ordinateur, selon laquelle il y a invention brevetable dès lors qu’un effet technique est obtenu. C’est l’origine de l’abondante jurisprudence des chambres de recours dans ce domaine.

Le droit est une matière évolutive qui doit tenir compte des changements dans la société. Les quelques exemples ci-dessus illustrent les possibilités d’interprétation des textes de loi ainsi que les révisions périodiques nécessaires de ces derniers.

Aujourd’hui, l’essentiel pour la survie de l’humanité est probablement la recherche des solutions pour réduire les changements trop rapides du climat et la destruction de la biodiversité. Le droit des brevets ne peut rester insensible à ces nouvelles problématiques. Le progrès technique protégé par le brevet doit jouer un rôle important à l’avenir, que ce soit pour développer des solutions de captation de CO2 ou des innovations dans la création d’énergie, dans les transports etc…

Mais il est un autre aspect du droit des brevets qui gagnerait à être pris en considération. Dans une décision un peu isolée du 21 février 1995 (T356/93), une chambre de recours a reconnu que la protection de l’environnement faisait partie de l’ordre public.

Or le brevet ne peut être délivré pour une invention contraire à l’ordre public. L’OEB ne devrait-il pas envisager d’examiner de plus près cet aspect des inventions ? Cela permettrait-il de réconcilier le grand public et la technologie ? La Juridiction unifiée du brevet ne pourrait-elle aussi dans le futur, s’emparer de la question si la brevetabilité d’une invention était contestée pour cette raison devant la division centrale ?

L’avenir nous montrera si le droit des brevets s’engage dans une telle évolution interprétative en faveur de la protection de l’environnement comme il l’a fait dans le passé en faveur de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, des médicaments et des inventions dans le domaine du vivant.


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